Reste maintenant à comprendre pourquoi ce qui est réalisé en Espagne semble impossible en France. Plusieurs facteurs se conjuguent.
· Une scolarisation plus tardive en Espagne. La généralisation du français a commencé dès le XIXe siècle, alors que celle du castillan est intervenue beaucoup plus tardivement. Lors du retour de la démocratie, le catalan partait donc de moins loin au sud des Pyrénées.
· Des connotations positives en Espagne, négatives en France. C'est Franco qui a imposé le castillan (la langue de la région de Madrid) à l'école. Résultat ? Le catalan (comme le basque ou le galicien dans d'autres régions de la Péninsule) symbolise la résistance à la dictature. Rien de tel en France où, à partir de la Révolution, le français a été présenté comme "la langue de la liberté" alors que les langues régionales ont été associées à l'Ancien Régime.
· Le rôle de la bourgeoisie. En France, les "élites" ont été les premières à passer au français - un moyen pour elles d'accéder aux meilleures places et de se distinguer du peuple. Rien de tel à Barcelone où, au contraire, la bourgeoisie locale, fière de sa culture, a toujours pratiqué et défendu le catalan.
· Un sentiment national plus intense en France. Au cours de l'Histoire, la France a souvent été en conflit avec d'autres puissances européennes, ce qui a eu pour effet de forger un sentiment d'unité nationale. L'Espagne, elle, a connu davantage de guerres civiles. Le sentiment national y est moins puissant qu'en France.
· Un Etat plus centralisé en France. Si un Andalou diffère d'un Aragonais et d'un Galicien, la diversité culturelle est plus marquée encore en France quand on compare un Alsacien, un Corse, un Breton et un Aveyronnais - sans même évoquer le cas particulier de l'outre-mer. C'est pour faire tenir ensemble des populations que rien ne prédisposait à partager un destin commun que la France s'est dotée au fil des siècles d'un Etat très centralisé. Et pour la même raison que ledit Etat a cherché à substituer le français aux langues régionales. Le phénomène est beaucoup moins marqué en Espagne.
L'exemple du catalan est d'autant plus intéressant qu'au sud des Pyrénées, la défense de la langue alimente en partie le sentiment séparatiste - je suis sûr que vous pensiez à m'opposer cet argument depuis le début de cet article. Ces événements, cela se comprend, suscitent en France des réticences vis-à-vis des langues régionales de la part de ceux qui sont légitimement attachés à l'indivisibilité de la République.
Et pourtant, unité nationale et respect des langues minoritaires ne sont en rien incompatibles. J'en veux pour preuve qu'il existe dans le monde environ 6000 langues pour 200 Etats : le multilinguisme est donc la norme, non l'exception. A Barcelone, il a d'ailleurs fallu l'annulation, en 2010, du statut d'autonomie adopté en 2006 pour voir le vote indépendantiste décoller véritablement. Paradoxalement, c'est le raidissement décidé par Madrid qui a dopé la tentation sécessionniste. Une partie de l'opinion a alors basculé, sur le mode : "Puisque l'autonomie est impossible, alors je choisis l'indépendance." On observe la situation inverse en Suisse, qui reconnaît quatre langues officielles et qui, à moins que quelque chose ne m'ait échappé, ne connaît pas de menace séparatiste.
Il est donc deux voies pour faire vivre ensemble des populations différentes. L'uniformisation autoritaire, d'une part ; le respect de la diversité et des droits culturels des minorités, d'autre part. Seule la seconde est compatible avec l'ambition de la France d'être le pays des droits de l'Homme.
(1) Etude de 2015 sur les usages linguistiques du catalan en "Catalogne Nord" menée par la Generalitat de Catalunya, le Conseil départemental des Pyrénées-Orientales et l'Institut franco-catalan transfrontalier (IFCT) de l'Université de Perpignan. Les chiffres concernant la "Catalogne Sud" proviennent de la plataforma per la llengua 2018 et de Quim Nadal, ancien rapporteur de la loi de politique linguistique en Catalogne.